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Les émeutes dans les banlieues ou l'échec du modèle français
On peut mesurer la force de l'adhésion d'une population à un
modèle social au nombre des policiers nécessaire à sa défense. En ce qui
concernait le modèle de l’ex-RDA, le ratio était de 1 sur 2. Un citoyen sur
deux était dans la police pour surveiller l'autre. On n'en est pas encore là en France, mais si l'on en juge
par le nombre de voitures brûlées, de magasins dévastés et de forces de l'ordre
déployées, on s'en approche. On sait comment la RDA a terminé: la police ne
compense jamais, au final, le manque d'adhésion populaire.
Il n'y a pas si longtemps, les principales forces politiques
rivalisaient d'éloquence pour défendre notre modèle social, intégrateur et émancipateur,
contre le modèle anglo-saxon diviseur et appauvrissant. Cette question là,
au moins, s'est réglée pour toujours dans une grande orgie de flammes et de gaz
lacrymogènes. Il faut maintenant des couvre-feu, des arrestations en masse, des
condamnations à la prison sans preuve en moins de quinze minutes et des
interdictions préfectorales de rassemblements pour défendre ce beau modèle
social.
La première réaction de tout gouvernement est naturellement
de réduire une révolte sociale à une question de droit commun. Les brûleurs de
voitures sont des voyous qu'il convient d'enfermer, et tout rentrera dans
l'ordre. Rassurante à court terme, une telle attitude est suicidaire à long
terme. Qu'on mette un brûleur de voiture en prison, c'est la moindre des
choses, mais cela ne règle pas le problème d'origine, à savoir pourquoi tant de
gens ont-ils décidé de brûler des voitures tout à coup? N'adhérent-ils pas à
notre beau modèle social?
Si ce n'était déjà le cas, on sait aujourd'hui que la
réalité de ce modèle, c'est 20% à 50% de chômage dans certains quartiers, la désespérance,
l'absence d'avenir et l'exclusion de toute possibilité de promotion sociale et
économique. Le modèle social français explose parce que la société
française est bloquée. Le système
est comme une forteresse qui sur-protège ceux qui sont à l'intérieur, et laisse
mourir ceux qui n'y sont pas. Toute personne ayant cherché à louer un
appartement en a fait l'expérience. Tout étranger cherchant un emploi en a fait
l'expérience. Du code du travail à la loi sur le logement, tout
favorise ceux qui sont à l'intérieur. Les immigrés et leurs enfants sont les
premières victimes d'un système économique fermé qui vise d'abord à protéger
ceux qui ont un emploi et un statut social, bloquant ainsi toute possibilité
de croissance et d'emplois.
La France, du moins celle qui est à l'intérieur de la
forteresse, n'a plus désormais qu'une obsession, se protéger. Contre la mondialisation,
contre le travail, contre les OGM, contre la grippe aviaire, et maintenant
contre les banlieues. Remontez le pont-levis! La société française est injuste, refermée sur elle-même et
endogame. L'élite, qu'elle soit industrielle ou politique, ne se renouvelle
pas. Ne fête-on pas, si l'on peut dire, les cinquante ans de vie politique de
Jacques Chirac? Et avant lui de François Mitterrand?
En dehors de la forteresse, pourtant, l'énergie est là. Comme le remarquait le patron d'un restaurant Quick de
banlieue, que je cite de mémoire: "Nous employons beaucoup de jeunes de
banlieues. La difficulté c'est de les motiver. Ils sont aussi capables que les
autres et ont beaucoup de potentiel, mais personne ne leur a jamais dit. A
l'école, ils ont été placés en face de leur échec et en sont restés là."
Et si il y avait quelque chose à gratter, là?
En France, pour reprendre l'expression de Sartre, l'Essence
précède l'Existence. Notre système éducatif est basé sur l'obsession du
diplôme. Outre qu'il ne conçoit l'homme que comme un futur employé, il est un
système d'exclusion plutôt que de formation: ceux qui n'obtiennent pas le
fameux sésame perdent statut, et donc emploi, et donc espoir. Ce système, en
outre, est totalement hiérarchisé. L'École en France a essentiellement pour
fonction de trier les élèves dans un ordre décroissant. Ceux qui ne peuvent pas
faire l'ENA vont faire une grande école, ceux qui ne peuvent pas faire une
grande école vont à la fac, ce qui ne peuvent pas aller à la fac font un BTS,
etc. jusqu'à celui qui ne peut même pas finir sa classe de troisième. La place
de chacun pour le reste de sa vie est définie par ce qu'il n'a pu atteindre à
l'âge de 18 ans, sans espoir de seconde chance. Seul compte le diplôme dans un
pays où le mot autodidacte est péjoratif et où ceux qui ont réussi par leur
seul travail sont appelés "parvenus". Une belle sélection par l'échec...
et un système totalement figé, générant une immense frustration.
Les systèmes anglo-saxons sont différents: Ils se fichent
des diplômes. Il est instructif de lire les offres d'emploi en Grande Bretagne
par exemple. Alors qu'en France l'annonce commence toujours par l'École
souhaitée (toujours les meilleures), les annonces anglaises commencent par
l'expérience souhaitée et se terminent en indiquant un niveau général de
formation nécessaire. Ouvert à tous, en sorte. L'Existence prime sur l'Essence.
L'expérience, et non le diplôme, est également ce qui compte
aux États-Unis, ce qui traduit, et permet en retour, une forte culture
entrepreneuriale. De nombreux émigrés sans formation ont ainsi créé leur
entreprise. La culture entrepreneuriale parmi les couches défavorisées est très
forte. Pas toujours pour des startups high-tech, mais une entreprise de taxi,
de nettoyage ou un restaurant, c'est la route directe vers l'intégration et
l'émancipation économique.
Message aux jeunes des banlieues: le système actuel vous est
fermé? Créez-en un autre. La vitalité des trafics de
tous ordres dans les banlieues est d’ailleurs la preuve qu'un esprit
entrepreneurial y existe ; ces trafics ont de facto recréé un système
économique là où l’officiel a failli. C'est encourageant en soi, il faudrait juste que cet esprit soit
réorienté autant que possible vers des domaines plus socialement positifs...
La solution au problème des banlieues n'est pas bien sûr
uniquement économique. Mais elle l'est en grande partie. Tant que le chômage y
sera à 20%, voire 50%, il est illusoire de penser régler quoi que ce soit.
Créer les conditions d'une émancipation économique des individus dans les
banlieues, ouvrir la société française, permettre la croissance et l'entrepreneuriat pour tous, c'est peut-être à cela que devrait
s'attacher l'État, offrant ainsi un autre visage de sa présence que celui d'un
uniforme bleu foncé qui tape fort et parle mal.
Posted by Philippe Silberzahn on novembre 14, 2005 at 07:00 AM dans Opinion | Permalink
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Commentaires
Analyse brillante ! félicitations , j'ai adoré entre autre: Il n'y a pas si longtemps, les principales forces politiques rivalisaient d'éloquence pour défendre notre modèle social, intégrateur et émancipateur, contre le modèle anglo-saxon diviseur et appauvrissant. Cette question là, au moins, s'est réglée pour toujours dans une grande orgie de flammes et de gaz lacrymogènes.
Rédigé par : Fernandez | 24 fév 2006 02:00:43
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