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Les technologies éternellement émergentes
Le 5 février dernier avait lieu une séance du Séminaire de Recherche Management de l'innovation, organisé par Florence Charue-Duboc, Franck Aggeri, Valérie Chanal et Gilles Garel, et avec le soutien de la Chaire Management de l’Innovation de l’Ecole polytechnique. L'invité était Frédéric Fréry, professeur à l'ESCP-EAP, qui intervenait sur le thème des technologies éternellement émergentes.
Les théories de diffusion de l'innovation postulent que la vie des produits suit une courbe qui les mène de l'émergence à la croissance, puis de la maturité au déclin et à la disparition. Or ce modèle est contredit par un certain nombre d'anomalies prometteuses : on connaît ainsi des phénomènes de dématuration (au lieu de décliner, le marché repart en croissance après avoir atteint la maturité : ce fut le cas du verre avec la mise au point du verre flotté), de ressurrection (nouvelle émergence après un déclin : le scooter, la trottinette, la console de jeux vidéo, etc.) ou de déclin prolongé (le minitel qui compte encore 2 millions d'utilisateurs en France). Par ailleurs, de nombreuses innovations ne parviennent pas à traverser le gouffre décrit par Moore : elles disparaissent dès le début de la phase d'émergence, n'ayant pas réussi leur entrée sur le marché, généralement du fait du succès d'un standard concurrent. A côté de ces échecs patents (la polavision, le bookman, la DCC, le Newton, le HD-DVD, etc.), on peut observer des anomalies particulièrement instructives : les technologies éternellement émergentes. Une technologie éternellement émergente est une innovation qui se maintient durablement en phase d'émergence. Alors même que son succès commercial reste inexistant, on continue à prédire sa croissance imminente.
Plusieurs exemples de technologies éternellement émergentes peuvent être étudiés : le visiophone, le tablet PC, la RFID (dans la distribution) ou encore la domotique. Cependant, le cas le plus emblématique - puisque son émergence se poursuit depuis plus d'un siècle - est incontestablement la voiture électrique. Cet exemple est particulièrement instructif, car tout autant les raisons qui poussent certains analystes à annoncer l'imminence de l'émergence de la voiture électrique que celles qui expliquent effectivement son échec répété permettent d'enrichir notre compréhension des phénomènes de diffusion des innovations.
Dans le cas spécifique de la voiture électrique, Fréry analyse 3 arguments de l'éternelle émergence.
- L'argument écologique, or les technologies actuelles continuent à progresser et la production d'électricité pour alimenter les voitures se ferait très souvent à partir d'énergie fossile, la voiture électrique n'est donc pas si écologique que ça.
- L'argument statistique: la plupart des trajets urbains se font à faible vitesse et sur de petites distances, donc la voiture électrique serait parfaite si seulement les gens faisaient un effort. En pratique, l'idée d'être bloqué le jour où on veut partir en week-end en Bretagne complique l'équation. L'idée de ce qu'on peut perdre est beaucoup plus bloquante que le gain possible n'est motivant.
- L'argument économique: c'est moins cher à fabriquer et à entretenir. C'est oublier d'une part le coût et la complexité de monter un réseau pour mettre des prises partout et gérer le remplacement des batteries, et d'autre part la motivation des réseaux existants qui vivent de la complexité des voitures actuelles à préserver leur source de revenu.
Quels sont les enseignements? D'abord qu'on néglige souvent deux freins: l'aversion pour la perte (comme vu plus haut, on valorise plus ce qu'on perd ou pense perdre que ce qu'on peut gagner) et la dépendance de sentier, qui fait qu'on dépend encore aujourd'hui de décisions prises il y a très longtemps, le meilleur exemple étant le choix du clavier azerty conçu initialement pour... ralentir la frappe.
Ensuite que ces technologies finissent parfois quand même par se développer, mais par ce que Fréry appelle une prolifération rustique et pas forcément visible. Dans la domotique, le développement des portes de garages ou des volets télécommandés est un exemple d'avènement partiel de la vision initiale. Côté voiture électrique, citons la citroën stop & start qui contient un moteur électrique de même que la Toyota Prius. Ce ne sont pas des voitures électriques, mais elle s'appuient sur une technologie électrique. Souvent, pour faire accepter une révolution, il est judicieux de la masquer derrière quelque chose de connu, ce qu'avait fait Edison en son temps en concevant les interrupteurs électriques pour qu'ils ressemblent à ceux du gaz. Autre mode de réussite: le raffinement sélectif, c'est à dire lorsque la nouvelle technologie vise la complémentarité, et non la substitution. Ainsi, on mettra des voitures électriques en location en centre ville sans espérer que les gens en achètent.
Enfin, Fréry note que l'éternelle émergence peut se terminer en émergence réelle, certaines inventions techniques ayant mis très longtemps avant de connaître des applications, les deux exemples étant le Laser et Internet.
Comme l'a observé Christophe Midler (CRG Ecole Polytechnique) en discutant la présentation, il est cependant nécessaire de préciser ce qu'on entend par "technologie": la domotique n'est pas une technologie, mais un concept, et la technologie de la console de jeu Atari n'a aucun point commun avec celle de la Playstation de Sony. Là encore, c'est le concept de console de jeu qui a connu un nouveau départ. Ensuite, derrière ces concepts doivent s'articuler des systèmes complets: la voiture électrique ne peut pas se penser sans repenser le bureau d'étude qui la conçoit et sans travailler à créer l'infrastructure qui peut la gérer. Un exemple suffit à le montrer: le chauffage est une question très simple à résoudre dans une voiture classique, car celle-ci produit de la chaleur dont on doit se débarasser. En récupérer un peu pour chauffer l'habitacle est très facile. En revanche, un moteur électrique ne produit pas de chaleur. Chauffer l'habitacle revient à pomper de l'énergie; en substance, quelques degrés de plus se traduisent par des kilomètres en moins. La gestion de la calorie devient un métier à part entière dans la conception d'une voiture électrique, et il doit être inventé. Il ne faut donc pas penser technologie, mais système complet, ce qui explique les temps d'incubation très longs.
Posted by Philippe Silberzahn on février 7, 2009 at 07:19 PM dans Evénement | Permalink | Commentaires (0) | TrackBack
Voiture électrique et création de valeur
Voici un article très intéressant de Scott Anthony sur la voiture électrique. L'article s'intitule "La véritable histoire de la voiture électrique? Pas la voiture!". Scott Anthony est un spécialiste de l'innovation et co-auteur de Clayton Christensen de Seing what's next.
En substance, Anthony prétend que l'important dans la question de l'émergence de la voiture électrique n'est pas la voiture elle-même, mais ses composants. Selon-lui, faire une voiture électrique est beaucoup plus facile que faire une voiture classque, ce qui abaisse la barrière à l'entrée pour de nouveaux concurrents. Les goulets d'étranglements, qui sont la source de valeur dans toute industrie, se trouvent plutôt dans certains des composants, notamment les batteries. Il see pourrait donc bien que les constructeurs ne soient plus à l'avenir que de simples assembleurs de technologies tierces, apportant une valeur ajoutée relativement faible.
Anthony cite l'exemple des fabricants d'ordinateurs comme Dell, et c'est là que son propos devient moins convaincant car Dell, de son point de vue, est l'exemple même d'un fabricant assemblant des technologies tierces, sans valeur ajoutée a priori. Sauf que Dell a connu une réussite extraordinaire malgré cela grâce à sa maîtrise de la chaîne de fabrication et de logistique, plus sa marque et plusieurs autres domaines d'excellence. Cela montre bien qu'on peut assembler des technologies tierces et créer malgré tout de la valeur...
Posted by Philippe Silberzahn on février 3, 2009 at 12:14 PM dans Cas d'école | Permalink | Commentaires (1) | TrackBack